la faune insoupçonnée des tunnels de lave

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Dans les entrailles de la Terre : la faune insoupçonnée des tunnels de lave

Un monde caché sous nos pieds

Les tunnels de lave, ces conduits souterrains creusés par d’anciennes coulées volcaniques, abritent un écosystème méconnu mais fascinant. Longtemps, les scientifiques ont pensé que seuls les vastes réseaux de grottes calcaires pouvaient héberger des espèces cavernicoles spécialisées. Or, des découvertes spectaculaires au cours des 50 dernières années ont révélé que même les tunnels de lave – pourtant récents à l’échelle géologique et souvent pauvres en eau – sont le refuge de créatures uniques adaptées à l’obscurité. On les appelle des troglobies, c’est-à-dire des animaux strictement inféodés à la vie souterraine permanente. Loin de la lumière du soleil, dans des galeries humides et silencieuses, cette faune s’est adaptée à des conditions extrêmes et nous offre un aperçu de l’ingéniosité de l’évolution.

Des conditions extrêmes et des adaptations remarquables

Les tunnels de lave constituent un habitat très particulier : obscurité totale dans les zones profondes, humidité souvent élevée et température relativement stable toute l’année. La nourriture y est rare, aucune plante verte ne pouvant pousser sans lumière. Les seules sources d’énergie disponibles proviennent de l’extérieur : racines d’arbres qui traversent le plafond, apport de matières organiques (feuilles, bois mort) via les infiltrations d’eau, ou encore fientes de visiteurs ailiers (chauves-souris, oiseaux) qui viennent s’y réfugier. Par exemple, dans le célèbre Thurston Lava Tube à Hawaï, les racines pendent du plafond et constituent « la seule nourriture à la faune cavernicole qui s’est développée dans le tunnel », comme des insectes et des araignées​

Ce milieu pauvre a imposé des pressions sélectives intenses aux rares espèces capables de s’y aventurer sur des générations.

Avec le temps, les troglobies des tunnels de lave ont convergé vers des adaptations biologiques spécifiques. On observe généralement : absence de pigments (animaux de couleur blanchâtre ou translucide), réduction voire perte des yeux, atrophie des ailes pour les insectes, mais en contrepartie un développement accentué d’autres sens (antennes très longues, pattes étirées pour détecter les vibrations). Le métabolisme est souvent ralenti et la reproduction produit peu d’œufs ou de petits, mais chaque individu peut avoir une longévité accrue. Ces traits sont similaires chez les troglobies du monde entier, qu’ils peuplent une grotte calcaire ou un tunnel volcanique. Ils témoignent de la contrainte majeure de ces écosystèmes : économiser son énergie et maximiser sa sensibilité dans un univers sans lumière où chaque ressource compte.

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Un tour du monde des créatures des tunnels de lave

Malgré le caractère jeune et apparemment inhospitalier des tunnels volcaniques, des espèces animales étonnantes y ont été découvertes dans différentes régions du globe. Voici quelques exemples marquants de faune cavernicole vivant dans les tunnels de lave à Hawaï, aux îles Galápagos, aux Canaries, ou encore en Islande et en Afrique.

  • Hawaï (États-Unis) : C’est sur la Grande Île d’Hawaii que l’étude des troglobies de tunnels de lave a réellement pris son essor. En 1971, l’entomologiste F. G. Howarth y a identifié le premier troglobie hawaiien, déclenchant des recherches intenses. Depuis, près de 50 espèces cavernicoles ont été recensées dans les tubes de lave de l’archipel. Dans le gigantesque réseau du Kazumura Cave (65 km de long sous le Kīlauea), on trouve par exemple une cigale souterraine aveugle (un insecte suceur de sève nommé Oliarus polyphemus) qui se nourrit des racines des arbres ʻōhiʻa au plafond, un grillon cavernicole (Caconemobius varius), des papillons de nuit endémiques (deux espèces du genre Schrankia), un perce-oreille troglobie, plusieurs araignées prédatrices dépigmentées, ou encore un étonnant insecte aquatique adapté aux flaques du cave (Cavaticovelia, une punaise « patineuse » d’eau souterraine). Hawaï héberge même ce que Howarth a poétiquement qualifié « d’araignée chasseuse sans yeux aux yeux exorbités », une araignée troglobie devenue aveugle mais dont les organes sensoriels sont hypertrophiés – preuve de l’extraordinaire divergence évolutive opérée sous terre. L’énergie de cet écosystème provient en grande partie des racines des arbres de la forêt en surface qui pénètrent dans les tubes et y exsudent des substances nutritives. Des colonies de chauves-souris insectivores contribuent aussi à l’écosystème en apportant du guano dans certaines grottes volcaniques (par exemple à Lava Beds en Californie ou à Undara en Australie).

  • Îles Galápagos (Équateur) : Célèbres pour leur biodiversité terrestre, les Galápagos possèdent également des tunnels de lave abritant une faune souterraine spécifique. On y a signalé peu de troglobies stricts comparé à Hawaï, mais quelques découvertes méritent le détour. Sur l’île de Santa Cruz, des spéléologues ont mis au jour un ver à pattes aveugle, un onychophore cavernicole semblable à un « velvet worm », tapis dans l’obscurité humide d’un tunnel​

     

  • Sur l’île de Floreana, une cicadelle troglobie (Oliarus sp.) a été décrite – premier insecte fulgore adapté aux grottes des Galápagos​

     

  • De minuscules araignées aveugles (Lygromma anops) hantent les galeries de Santa Cruz, dépourvues d’yeux et entièrement dépendantes du monde souterrain​

     

  • Fait intéressant, aux Galápagos, certaines espèces de surface utilisent aussi opportunément les tunnels de lave : ainsi la chouette effraie des Galápagos trouve refuge le jour dans ces tubes volcaniques frais et calmes, nichant parfois dans une cavité du plafond. Ce mélange d’espèces strictement cavernicoles et d’animaux de passage illustre le caractère intermédiaire des tunnels de lave galápagéens, qui communiquent souvent avec l’extérieur par des effondrements laissant filtrer un peu de lumière et de végétation.

  • Îles Canaries (Espagne) : Dans l’archipel des Canaries, l’étonnante Cueva del Viento à Tenerife – plus grand tunnel de lave d’Europe avec 18 km explorés – renferme une biodiversité souterraine exceptionnelle. Pas moins de 190 espèces y ont été recensées, dont 48 troglobies véritables (c’est-à-dire des espèces strictement adaptées au milieu souterrain), la plupart endémiques à cette seule grotte​. Parmi elles, des cloportes blancs (Venezillo tenerifensis), des mille-pattes et des pseudo-scorpions aveugles, des coléoptères et araignées spécialisés​

    La Cueva del Viento abrite même les restes fossiles d’anciens vertébrés aujourd’hui éteints aux Canaries (comme le lézard géant Gallotia goliath) côtoyant cette faune minuscule​

    Sur l’île voisine de Lanzarote, le Tunnel de la Corona héberge dans sa partie effondrée des Jameos del Agua un lac souterrain peuplé de minuscules crabes blancs aveugles (Munidopsis polymorpha), une espèce endémique devenue emblématique de ce site volcanique. Ces crustacés, de la taille d’une lentille, se nourrissent de déchets organiques et de bactéries dans l’eau sombre du jameo. Les Canaries démontrent que, même sur des terrains volcaniques âgés de quelques dizaines de milliers d’années, la vie souterraine a pu se diversifier lorsque les conditions (humidité, apport de matières organiques) le permettent.

  • Autres régions volcaniques : D’autres sites à travers le monde témoignent de la présence de faune cavernicole dans les tunnels de lave. En Islande, les vastes tubes de lave comme Surtshellir (premier tunnel de lave documenté scientifiquement dès le XVIIIᵉ siècle) sont surtout connus pour leurs légendes et vestiges humains, mais on y a observé quelques invertébrés résistants au froid, tels que des collemboles (petits insectes sauteurs dépourvus d’ailes) et des bactéries colonisant les parois en films colorés. En Australie, la découverte du Bayliss Cave dans le Queensland a révélé un véritable trésor de biodiversité souterraine, avec plus de 50 espèces de coléoptères, araignées, crustacés et insectes troglobies dans un tunnel volcanique pourtant isolé​

    En Afrique de l’Est, le volcan Suswa au Kenya possède un réseau de tubes sur deux étages où se rassemblent des colonies de chauves-souris et même des troupes de babouins profitant des grottes pour s’abriter – les spéléologues locaux ont surnommé une large caverne la « salle du Parlement des babouins ». Enfin, au Japon (îles volcaniques comme Honshū et Kyūshū), on a décrit près de 40 troglobies de tunnels de lave – insectes et arachnides principalement – attestant que ce phénomène est global. Partout où une coulée volcanique a creusé son chemin sous terre, la possibilité existe pour la vie de s’y engouffrer à sa suite, discrètement mais durablement.

Glomeris speobia - Tenerife
Schrankia howarthi - Hawai
Munidopsis polymorpha - Lanzarote
Oliarus polyphemus - Hawai
Venezillo tenerifensis - Tenerife
Loboptera troglobia - Tenerife

Focus – La Réunion : un laboratoire souterrain volcanique

Située sur un volcan actif (le Piton de la Fournaise), l’île de La Réunion recèle elle aussi de nombreux tunnels de lave, dont certains accessibles aux spéléologues et visiteurs curieux. Ce terrain jeune (les tunnels datent de quelques siècles tout au plus) n’en abrite pas moins des espèces endémiques ou rares, témoins de l’isolement et de l’originalité de l’écosystème souterrain réunionnais.

Un exemple frappant est la découverte récente d’un crustacé cavernicole inédit. En 2016, à l’issue d’une visite de grotte avec des lycéens, un enseignant local a eu la surprise de trouver dans son sac un minuscule crabe blanc qu’il avait rapporté sans le savoir : « En février 2016, […] il a découvert, noyé dans sa piscine, un petit crabe juvénile qui avait dû se cacher la veille dans son sac à dos pendant la visite des tunnels de lave ». Après examen par des zoologistes, ce crabe s’est avéré appartenir au genre Karstarma, un genre de crabes semi-terrestres adaptés à la vie souterraine. Trois spécimens adultes avaient été observés auparavant dans d’autres tunnels de l’île, et ce jeune individu pourrait représenter une espèce nouvelle pour la science. Ces « crabes des cavernes » de La Réunion mesurent à peine quelques centimètres, vivent dans l’obscurité des galeries humides et sont dépourvus de pigments et quasiment aveugles, à l’image de leurs cousins découverts dans les grottes volcaniques de Lanzarote.

La Réunion a aussi révélé l’existence d’insectes troglobies endémiques. En 2003, des entomologistes ont publié la première mention d’un insecte Hémiptère troglobie à La Réunion : il s’agit d’une cicadelle cavernicole (famille des Cixiidae) baptisée Brixia briali, décrite à partir d’un spécimen trouvé dans un tunnel de lave​

Cet insecte minuscule, proche des fulgores, a probablement évolué isolément sous terre en exploitant les racines et microalgues des parois. Plus récemment, en 2017, une nouvelle espèce de diploure troglobie (un insecte aptère blanchâtre du genre Lepidocampa) a été découverte dans une caverne volcanique de l’île, illustrant encore l’originalité de la faune souterraine locale. On recense également dans les tunnels réunionnais des coléoptères endémiques (par ex. un scarabée Harpalidae adapté aux grottes du volcan) et des arachnides (Trogloctenus Briali – ledoux 2004) (araignées et pseudoscorpions aveugles) mal connus mais en cours d’étude. La présence de ces espèces souvent très discrètes requiert patience et expertise : par exemple, les coléoptères cavernicoles se cachent sous les pierres ou près des rares dépôts de litière végétale apportée par l’eau.

Outre ces invertébrés, certains vertébrés utilisent aussi les tunnels de lave de La Réunion. La plus connue est la Salangane des Mascareignes (Aerodramus francicus), un petit oiseau cavernicole proche des martinets, endémique de l’archipel Mascareignes. Huit colonies de salanganes ont été recensées dans le réseau souterrain de la Caverne Bateau (Plateau de Brèdes), faisant de ce tunnel un site d’une importance biologique majeure​

Des centaines de nids y ont été observés sur les parois, protégés de la prédation. La Caverne Bateau, classée Espace Naturel Sensible, s’est révélée héberger « la plus grande diversité d’arthropodes cavernicoles de l’île » selon une étude de 2015​

Ce réseau volcanique exemplaire présente des effondrements où pénètrent des racines et de la pluie, soutenant tout un micro-écosystème souterrain. La cohabitation de ces oiseaux troglophiles (qui entrent et sortent chaque jour) avec les insectes troglobies stricts fait de la grotte un milieu fragile nécessitant protection : les autorités limitent l’accès de la Caverne Bateau afin de ne pas perturber cet équilibre.

Aerodramus francicus saffordi – Reunion Island
Lepidocampa Oudemans - Reunion Island Diploure
Trogloctenus Briali araignée endémique des tunnels de lave Réunion Volcanoexplorer.re

 

Pour récapituler la richesse faunistique des tunnels de lave, voici un tableau synthétique présentant quelques espèces majeures identifiées par région :

RégionExemples d’espèces cavernicoles dans les tunnels de lave
Hawaï (États-Unis)Cigale aveugle des racines (Oliarus polyphemus), grillon des cavernes (Caconemobius varius), papillon de nuit troglobie (Schrankia howarthi), araignée-loup sans yeux (Adelocosa sp.), punaise d’eau cavernicole (Cavaticovelia sp.).
Îles Galápagos (Équateur)Araignée aveugle de Santa Cruz (Lygromma anops)​
cicadelle troglobie de Floreana (Oliarus hernandezi n. sp.)​
onychophore cavernicole (ver à pattes) de Santa Cruz​
coléoptère et cloporte endémiques (divers genres, non décrits).
Îles Canaries (Espagne)Cloporte blanc endémique (Venezillo tenerifensis), mille-pattes troglobie (Glomeris sp.), pseudo-scorpion aveugle, coléoptère Trechidae cavernicole, crabe albinos des Jameos (Munidopsis polymorpha).
La Réunion (France)Crabe cavernicole blanc (Karstarma sp.), cigale souterraine (Brixia briali n. sp.)​
, diploure aveugle (Lepidocampa sp.), coléoptère troglobie (Harpalidae), araignée (Trogloctenus Briali) et pseudoscorpion endémiques non-voyants.
Autres (Japon, USA, etc.)Coléoptères troglobies des tunnels de lave du Mount St. Helens (USA) et du Kyūshū (Japon), grillons cavernicoles d’Oregon, collemboles des grottes volcaniques d’Islande, chauves-souris et millipèdes troglobies d’Australie​

Remarque : Beaucoup de ces espèces n’ont pas de nom commun tant elles sont spécifiques. Le tableau mentionne donc parfois les noms scientifiques (en italique) pour précision. La plupart sont endémiques à une seule île ou un seul réseau de tunnels, ce qui signifie qu’on ne les trouve nulle part ailleurs au monde.

l’importance de ces refuges volcaniques

Loin des regards, la vie a su investir les profondeurs volcaniques en développant des adaptations extrêmes. Chaque tunnel de lave étudié – qu’il s’agisse des tubes hawaïens alimentés par les racines d’ʻōhiʻa, des galeries canariennes peuplées de cloportes blancs, ou des cavernes réunionnaises abritant crabes et insectes aveugles – nous révèle un laboratoire naturel d’évolution. Ces écosystèmes souterrains, bien que pauvres en espèces comparés aux forêts ou récifs, ont une grande valeur scientifique et patrimoniale. Ils abritent des formes de vie reliques et hautement spécialisées, vulnérables aux perturbations. La découverte d’espèces endémiques dans les tunnels de lave de La Réunion ou d’ailleurs souligne l’importance de préserver ces milieux fragiles de l’impact humain (pollution, tourisme non encadré, destructions). En protégeant ces sanctuaires obscurs, on permet aux processus écologiques et évolutifs de se poursuivre et on offre aux scientifiques l’opportunité de percer encore bien des mystères. La prochaine fois que vous visiterez un tunnel de lave, pensez qu’au-delà de la prouesse géologique, vous marchez peut-être au milieu d’un écosystème discret mais extraordinaire, où chaque petit animal albinos raconte l’histoire de l’adaptation de la vie dans l’obscurité éternelle.

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